C’était un soir comme
les autres
La nuit commençait à
poindre, la pluie avait mouillé le sol, répandant une odeur âcre
sur les gens.
Les gens… un millier
d’insectes grouillant dans le métro aux couloirs sombres. Une
banale journée. Jérôme avait enfin décroché sa promotion, tandis
que Ludivine digérait mal la dernière réprimande de son patron.
Le petit Robin rentrait
avec un dessin pour sa Maman, les yeux brillants de fierté.
Sofia, nounou débordée,
tentait de canaliser l’énergie de trois petits démons.
Victor se serrait contre
sa grand-mère, le front fiévreux.
Un petit troupeau joyeux
entra dans le wagon. Pauline et ses amies célébraient bruyamment la
fin l’école.
Chahut saugrenu parmi les
silences réprobateurs des passagers.
Seule la voix d’Elodie,
égrenant les pages de sa vie au téléphone, parvenait à s'imposer
dans le brouhaha, exaspérant la moitié de ses compagnons de voyage.
L’ambiance était
lourde de soupirs, de vapeurs humides, de déceptions.
La rame entra en gare,
vomissant quelques indésirables arrivés à destination, ingurgitant
une nouvelle gorgée d’humains.
Négociation autour des
sièges, regards haineux, consensus…
Lentement, le train
s’ébroue, prend de la vitesse, perce l’obscurité d’un tunnel.
Les publicités d’un temps révolu surgissent sur le mur, Dubo
Dubon Dubonnet….
Soudain, le crissement
des freins retentit, les voyageurs s’accrochent, se bousculent,
s’excusent, puis la lumière s’éteint. La rame s’immobilise
brutalement.
Quelques murmures de
protestation s’élèvent mais peu à peu le silence gagne le
compartiment. Personne ne bouge.
Au bout de quelques
minutes, Robin s’agite sur son siège. Il sort de sa poche le
téléphone portable que Maman lui a confié, elle était si inquiète
de le savoir seul dans le métro. Il ne sent pas très rassuré, mais
tout de même, il a huit ans. Il est grand! Alors il bombe le torse
et allume la lampe du téléphone. Ce silence est tout de même
étrange…
Le faisceau lumineux
balaye devant lui, les jambes de sa voisine d’en face d’abord,
son sac posés sur les genoux… ses mains détendues, le livre
tombé… Robin lève les yeux vers le visage de cette femme que
rien ne semble déranger. Elle dort paisiblement. Son compagnon aussi
d’ailleurs, la tête légèrement penchée vers elle.
Ces adultes sont
décidément bizarres, se dit Robin.
Il continue son
exploration et s’aperçoit peu à peu que tous les passagers sont
endormis. Il ne voit aucune trace d’inquiétude sur leurs visages.
Ils sont plongés dans un sommeil paisible. Certains ont même un
léger sourire au coin des lèvres.
Robin sent un pincement à
l’estomac. Cette situation n’est pas normale. Même les trois
petits démons ont sombré, assis par terre.
Robin se met alors debout
sur son siège pour voir plus loin. A perte de vue c’est le même
spectacle: les gens sont couchés au sol, ou simplement effondrés
sur leur strapontin, la tête courbée.
Le petit garçon se
laisse tomber sur son siège… une angoisse l’étreint: «et si
tout le monde était mort?» Il se souvient de ce film de revenants
que Maman lui avait interdit de regarder, mais qu’il a quand même
vu, caché derrière la porte vitrée du salon. Ils vont tous se
relever, le dévorer… Il ferme les yeux très fort. Il va se
réveiller, c’est juste un stupide cauchemar…
Il compte jusqu’à
trois, il sera dans l’entrée de l’appartement. Les effluves du
dîner préparé par Maman lui chatouilleront les narines, il lui
donnera son dessin…
Il ouvre timidement les
yeux….cette fois, il panique. Il faut sortir, vite! Il se glisse
entre les sièges, prenant soin de ne toucher personne. Ne pas
réveiller les morts!
Il approche de la sortie,
actionne le loquet, secoue la porte qui reste impassible. Il se
précipite sur la suivante, mais il faut se rendre à l’évidence:
il est enfermé avec une armée de zombies prêts à l’engloutir.
Il cherche un endroit où
se cacher, et finit par se glisser sous son siège, roulé en boule.
Son petit corps est secoué de tremblements, il sent des larmes
rouler sur ses joues. Maman….
- Robin...
L e petit garçon ne
bouge pas.
- Robin…
Lentement il lève la
tête. Il a clairement entendu son prénom. Un des fantômes le
connait! Il ferme à nouveau les yeux et cache son visage dans ses
bras
Robin, n’aies
pas peur…
La voix est douce,
presque triste, une femme
- Robin, j’ai besoin de toi.
Cette voix ne vient pas
du wagon. Robin l’entend dans sa tête… ça y est se dit-il, je
suis déjà mort.
- Non, Robin, tu n’es pas mort. Mais j’ai besoin de toi. Viens, marche vers la lumière.
La lumière? La rame est
plongée dans l’obscurité depuis son arrêt. Seule la lueur du
téléphone de Robin est perceptible. Il préfère ne pas bouger.
S’il retient sa respiration, les fantômes ne sentiront pas sa
présence.
- Robin lève-toi, j’ai besoin de toi! Cette fois la voix se fait plus ferme. On distingue même de la colère.
Robin se lève, mu par la
peur. Obéir. Il le doit, il le sent. Il ne sait pas très bien ce
qu’il faut faire, mais pourtant il se dirige d’un pas décidé
vers le fond de la rame. Les corps entremêlés ne l’impressionne
presque plus, il ne se rend même pas compte qu’il les frôle en
passant.
Tout au bout du wagon,
une petite lumière vacille. Il ne l’avait pas vue. Elle l’attire.
- C’est bien Robin, dit la voix adoucit. Viens près de moi.
Les pieds de Robin se
prennent dans un sac, il se rattrape à la rampe, manque de tomber
sur un adolescent endormi. Il parvient péniblement à l’extrémité
du compartiment. Il colle son front à la vitre, comme lorsqu’il
aimait regarder les rails défiler à grande vitesse. Il aperçoit
une petite flamme qui danse au bout du tunnel. Il pose la main sur la
poignée de la porte, qui s’ouvre naturellement.
Robin descend sur la
voie, avance à petit pas vers la flamme. Il croit y distinguer un
visage, mais il n’est pas sûr… son imagination peut-être? La
voix continue de le guider irrésistiblement vers la lumière.
- Robin, tu vois tous ces personnes endormies?
- Les morts?
- Non, Robin, ils ne sont pas morts, ils t’attendent.
- Mais je les connais pas moi, ces gens
- C’est vrai, Robin, et ils ne te connaissent pas non plus. Mais tu dois faire quelque chose pour eux.
- …
- Tu vois cette jeune femme au pull rose? C’est Ludivine. La journée a été difficile pour elle. Elle risque de perdre son emploi. Elle s’est encore trompée dans les comptes et s’est fait gronder par son patron. Il ne lui laissera pas d’autre chance.
- Bah elle trouvera un autre travail, c’est pas grave…
- Ce n’est pas si facile Robin. Tu aimerais que ta maman perde son travail?
- Non…
- Regarde aussi le petit garçon endormi contre sa grand-mère
- Celui qui est tout blanc?
- Oui. Il s’appelle Victor. Il revient d’une consultation à l’hôpital, il est très malade. Il est un peu plus jeune que toi, mais il ne vivra pas aussi longtemps. Tu ne voudrais pas être malade, Robin?
Robin baisse la tête. Il
commence à sentir de grosses larmes rouler le long de ses joues.
Mais pourquoi la voix lui raconte-t-elle tout cela? Et d’abord,
qu’est-ce qu’il y peut, lui? Et pourquoi il ne dort pas comme les
autres? C’est n’importe quoi! Il veut rentrer chez lui, retrouver
Maman.
- C’est normal que tu te poses autant de question, reprend la voix doucement. Ne réfléchis pas tant. Laisse-toi porter par ton cœur. Que vois-tu lorsque tu regardes tout ce monde?
Robin se redresse. Il
fronce les sourcils, balaye la rame du regard, plisse les yeux et
soudain sursaute. Là, au-dessus de la fille en rose, une petite
flamme s’agite. C’est presque imperceptible, mais il l’a vue.
Une flammèche sombre, presque noire.
Et là, sur le front d’un
autre, un scintillement, jaune celui-ci. De loin on dirait le soleil.
Et sur la nounou si
fatiguée, du noir. Encore un soleil, cette fois sur le groupe de
filles qui faisait du bruit tout à l’heure. Du soleil partout sur
leurs têtes…
Victor, est entouré de
noir, comme si une fumée le recouvrait.
Robin ne comprend pas.
Tout le monde est orné de jaune ou de noir comme un ballet aux
costumes étranges. Tout le monde… mais alors? Il se retourne
lentement vers la vitre … jaune! Celle qui l’entoure est d'un
jaune éclatant!
Il réfléchit… jaune,
c’est le soleil, quand il fait beau et que je peux aller faire du
skate dehors. Noir, c’est quand je suis puni, quand j’ai envie de
pleurer…
- C’est cela Robin. Tous ces gens en noir, crois-tu qu’ils soient heureux?
- Non, je sais pas…
- Tu es heureux quand il pleut toute la journée et que tu dois faire tes devoirs?
- Ben non…
- Et si on partageait? Si on donnait un peu de soleil à ceux qui sont tristes?
- Mais comment?
- Viens, approche-toi-de Ludivine et prends sa main. N’aies pas peur de la toucher.
Robin attrape timidement
la main de la jeune femme. Il est surpris, elle est chaude. Il a
encore du mal à croire qu’elle n’est pas morte.
Maintenant,
prends celle de Jérôme, l’homme en soleil à côté d’elle. Il
est heureux, il va avoir un bon travail. Grâce à toi, Jérôme va
donner un peu de son bonheur à Ludivine. Il ne sentira rien, et
sera toujours aussi joyeux. Mais demain, le patron de Ludivine va
lui proposer un travail qui lui conviendra mieux.
- Alors vous faites des miracles?
- Il n’y a pas de miracle, Robin, juste un équilibre précieux
- La vie te donne, te reprend. Elle distribue les cartes au hasard. A toi de gérer la partie. Parfois elle démarre mal mais avec un peu de finesse, tu peux reprendre l'avantage. Parfois c'est l'inverse: tu as de belles cartes, des as, des rois, mais tu joues très mal... tu perds des points, tu te décourages.... Pourtant il suffit d'un joker pour modifier le cours du jeu. Ce joker c'est toi Robin. Tout le monde a droit à une seconde chance, un nouveau démarrage.
Robin, sans lâcher la
main de Ludivine, prend celle de Jérôme. Il ferme les yeux, il ne
sait pas vraiment pourquoi, mais il a besoin de se concentrer. Une
douce chaleur l’envahit, parcours tout son corps et s'efface
lentement.
Lorsqu'il
ne ressent plus rien il ouvre les yeux. Les deux passagers semblent
toujours dormir. Mais à présent la vilaine lumière au dessus de
Ludivine a laissé place à un soleil radieux.
Alors
il s'approche de Victor, il lui rappelle son petit frère. C'est vrai
qu'il l'énerve son frère, à toujours faire le malin, mais il
l'aime bien quand même. Il ne voudrait pas qu'il soit malade. Et
puis ils rigolent bien ensemble quand Maman se fâche et finit par
bégayer de colère !
Il
pose sa main sur le front du petit garçon. Il est brûlant. Il
réfléchit un peu. Pour Victor il faut un grand soleil. Son regard
de pose sur Pauline et ses copines. Elles avaient l'air de tellement
s'amuser tout à l'heure...
Il
prend la main de Pauline et frissonne.
Chaleur,
torpeur...
Le
visage de Victor est moins pâle, la fumée s'est dissipée, une
belle lueur brille au-dessus de sa tête.
Robin
se sent léger. Il va tous les aider !
Il
distribue les soleils, virevolte au milieu des voyageurs.
Il
se repose un instant et contemple son oeuvre. Il a encore du travail.
Un monsieur est assis au milieu d'un halo noir, le visage fermé. Il
s'en approche quand la voix s'élève à nouveau.
- Non, laisse-le
- Mais...
- Laisse le, je te dis
- Mais pourquoi?
- C'est trop tard pour lui. Il fait du mal aux gens qui l'entourent.
- On peut pas l'aider à être plus gentil?
- Non, Robin. Il a eu les bonnes cartes en mains. Il les a jetées. Il a eu une nouvelle distribution, mais n'a pas su trier ses cartes
- C’est pas juste
- Si, c'est juste. Lui il a triché.
Robin
reste songeur, la mine boudeuse. Il pensait pouvoir sauver tout le
monde...
Subitement
le train s'ébranle. Robin a juste le temps de se rattraper à la
rampe. Le métro prend de la vitesse, jaillit du tunnel. La lumière
inonde d'un coup là wagon.
Elodie
piaille toujours au téléphone
Pauline
décrit à grand bruit sa dernière sortie shopping
Les
trois petits monstres s'agitent, mais se calment immédiatement à la
demande de Sofia.
Un
texto fait vibrer le portable de Ludivine : "repartons sur de
bonnes bases. Rdv demain 9h dans mon bureau"
Victor
se lève et passe son bras sur la rampe. Il se met à tourner,
tourner tout joyeux sous le regard incrédule de sa grand mère.
Robin
écarquille les yeux. Il tente d'interpeller son voisin.
- M'sieur vous allez bien ?
- Mais oui pourquoi ?
- Ben le noir, tout ce qui s'est passé.
- Quoi mon garçon ?
- Ben tout ça quoi, insiste Robin impuissant en montant le wagon
- Ah je comprends. Tu as eu peur dans le noir. Mais tu sais, le métro ne s'est arrêté que quelques minutes.
- Mais..
- Allez moi je descend là. Bonne soirée mon bonhomme, ne traîne pas en rentrant chez toi. Ta maman t'attend sûrement.
La
rame pénètre dans la station. Ludivine ramasse son sac. Elle se
prépare à descendre.
Sofia
se lève à son tour, et sort avec les trois garçons désormais tous
sages
Victor
tire la main de sa grand-mère pour s'approcher de Robin. Timidement
il dépose sur ses genoux un petit papier plié en deux.
Robin
est tout étonné, voudrait dire un mot à son petit frère du jour,
mais déjà celui-ci a disparu. Sur le papier, une maladroite
écriture d'enfant «Merci Robin»
FIN
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